Un petit texte de théâtre, monologue écrit en novembre 2020 puis « créé » comme on dit, c’est-à-dire que j’ai joué sur scène quatre fois en juin 2021, dans le cadre du spectacle du Théâtre de Gerland, devant un public conquis. On m’a dit par la suite que certains riaient jaune, voire ne riaient pas du tout, ce qui n’a fait qu’ajouter à mon plaisir. Je pense que c’est important aussi, au théâtre, de mettre le public mal à l’aise, face à ses actes, face à ses contradictions et ses absurdités. C’est une autre façon de prendre du recul sur nous-mêmes et de réfléchir sur le monde. Je ferai peut-être un texte là-dessus. En tout cas, l’un de mes camarades comédiens était DRH et ne s’est pas vexé, lui. C’est déjà ça.
Ce texte m’est apparu dans ces instants de délire improvisé où je me raconte et m’amuse à jouer tout seul chez moi les dialogues les plus débiles qui me passent par la tête. Et puis, un certain nombre de phrases sont ressorties, les pièces du puzzle ont commencé à prendre forme. Il m’a alors « suffi » de tirer le fil de l’improvisation pour remplir les trous. Je m’amusais alors régulièrement à re-jouer, encore et encore, sous la douche, ce texte qui n’existait encore que dans ma tête, mais proche de sa version finale. Et puis il y a eu le confinement de fin 2020, qui a chamboulé nos rêves de spectacle et notre metteur en scène nous a invités à proposer nous-mêmes des textes pour les représentations de fin d’année. Je l’ai alors enfin écrit sans savoir ce qu’il valait, et les autres ont adoré.
Alors évidemment, le texte que je présente ici, n’est pas tout à fait celui que j’ai joué. J’ai essayé de rendre cette version écrite aussi proche que possible de la version « spectacle », mais c’est impossible. D’abord parce qu’au fil des chaotiques cahots des répétitions, des idées de mise en scène ont émergé qui ont nécessité de rajouter une phrase ici et d’en couper une autre là ; je n’ai ajouté à la version écrite, qu’une seule modification de cet ordre, qui me paraît vraiment bonne, il vaut mieux ne pas transcrire les autres car trop contingentes et dépendantes de la vision de tel ou tel metteur en scène. Et puis ensuite parce que je suis humain: j’essaie de jouer de façon naturelle, ce qui m’oblige à amender mon propre texte quand il sonne trop artificiel. Et enfin, au fil du temps, des idées me viennent, que je rajoute dans mon interprétation sans les inscrire, puis je les oublie. De toute façon, au théâtre, je ne suis pas un fanatique du texte: ça ne me pose aucun problème de sauter des mots, couper quelques phrases, en ajouter d’autres, si c’est pour donner du sens et sonner « vrai ». J’ai toujours vu le texte comme une simple base de travail, un point de départ, 33% du résultat final, auquel on rajoute 33% de mise en scène et 33% d’interprétation (plus 1% de folie, d’improvisation et d’adaptation pour tomber juste). Je ferai peut-être aussi un texte là-dessus. Enfin, voilà ce monologue, dans une version qui me satisfait. Sauf le titre, qui me laisse chafouin.
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Un homme assis devant un bureau, occupé sur des papiers. On frappe à la porte. Une autre personne entre, s’assied devant le bureau, dos au public, pendant que parle le DRH.
Entrez ! Ah, bonjour, allez-y, installez-vous, faites comme chez vous ! Vous savez, l’entreprise, c’est comme une grande famille ! Rappelez-moi votre nom, déjà ? Pause, toujours un grand sourire. Ah oui, Michel, c’est ça ! Fouille dans ses dossiers. Michel, Michel, Michel… Ah, Michel ! Son sourire se décompose. Eh oui, Michel. Eh oui, eh oui.
Relève la tête.
Bon, écoutez, depuis le temps que vous me connaissez, hein, vous savez comment je travaille. Michel, je vais pas tourner autour du pot. Je vais être très franc. Très cash, très direct. Mais nous sommes entre adultes, ici, n’est-ce pas ? Donc tout le monde va garder son calme et on sortira tous d’ici très contents. OK ? Très bien. Grande inspiration, pause indécise. Michel, savez-vous ce qu’est une montgolfière ? Alors, évidemment que vous savez ce que c’est qu’une montgolfière… Ce que je veux vous dire, c’est qu’une entreprise, finalement, c’est un peu comme une montgolfière. D’abord, vous avez le ciel, infini, qui représente le marché, les potentialités pour l’entreprise. Mais pour naviguer, grimper dans cet azur, comme vous le savez, la société a besoin de capitaux. Ça, c’est l’air chaud. Plus on en a, plus on a une grosse, belle montgolfière dont tout le monde est très fier ! Petit rire. Bon. Mais cet air, il faut le chauffer, n’est-ce pas ? Eh bien, cette petite flamme, salvatrice, qui nous maintient tous en équilibre, ce sont les investisseurs, qui injectent, qui dilatent, vous comprenez ? Bien. Ensuite, on a la nacelle. Ça, c’est les ressources humaines, c’est chez moi. Petit rire. Eh oui, Michel, il faut tout un équipage dévoué corps et âme pour mener notre petite montgolfière le plus haut possible dans le ciel pur. Ce sont les cadres de l’entreprise. Pause. Et les employés ? Eh bien… J’y venais, justement. Air très sérieux. Mais je voudrais d’abord que vous me compreniez bien, hein ? Vous, vous tous, avez un rôle capital dans cette entreprise. On ne ferait rien sans vous. Et puis, petit rire, sans vous, je me retrouverais au chômage, n’est-ce pas ? Vous, vous permettez à l’entreprise de conserver sa stabilité, vous l’empêchez d’aller se perdre on ne sait où, hein ? Vous la raccrochez au concret. Un peu, finalement, comme les sacs de lest, quoi. Mais j’espère que vous saisissez bien ce que je suis en train de vous dire, je ne voudrais pas que vous partiez sur un malentendu, n’est-ce pas ? Votre rôle est très important. Il en faut des sacs de lest ! Pas de sacs, pas de montgolfière ! Petit rire. Mais voilà… Parfois la montgolfière se trouve face à de gros nuages noirs, de l’orage, de la tempête, pourquoi pas ? Et dans ces cas-là, Michel, qu’est-ce qu’on fait ? Hein ? Qu’est-ce qu’on fait ? Petit rire. On ne peut quand même pas jeter un membre d’équipage par-dessus bord, vous imaginez un peu ? Ah non, ce serait horrible… Se lève.
Écoutez, le plus important ici c’est qu’on se comprenne. Et je souhaite de tout cœur que vous n’alliez pas imaginer… Que vous ne me prêtiez pas quelque intention… Pause, hésitation. Dans ces cas-là, Michel, il y a quelques sacs de lest qui doivent… Tomber. Bon. Moi on me demande de lâcher du lest, je lâche, n’est-ce pas ? Mais attention, hein, c’est un rôle capital que vous avez là, j’insiste ! Grand sourire. Vous rendez un grand service à l’entreprise en lui permettant de s’alléger, vous comprenez ? C’est un honneur qu’on vous fait là, si vous voulez ! Vous pouvez être fier de vous !
Pause, perd son sourire, commence à s’agacer.
Bon, écoutez, je crois que vous ne comprenez pas tout à fait. Qui parle ici de chômage ? Qui parle de perte d’emploi ? Hein ? C’est vous, mon vieux, rien que vous ! Moi, je vous parle d’opportunité, qu’est-ce qui vous échappe là-dedans ? Moi je vous parle de reconversion, de l’occasion parfaite de vous poser, de faire le point, de prendre le temps, quoi ! Et puis, détendez-vous un peu, là, c’est pas la fin du monde, non plus ! Un peu de tenue, enfin, réagissez comme une grande personne, s’il vous plaît ! Pause, à nouveau aimable et condescendant. Et puis, entre vous et moi, ça sera l’occasion de me dépoussiérer cette carrière. Hein ? Non, parce que nous savons très bien tous les deux que vous n’aviez aucune chance de vous développer dans cette entreprise. Alors, bon, considérez que c’est un cadeau que je vous fais.
Petite pause, puis se met franchement en rage.
Non mais ça va, hein ! Pas la peine de monter sur vos grands chevaux ! Non mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Mais vous vous croyez où, là ? Non, parce que s’il faut s’énerver, moi aussi je peux le faire ! Mais vous croyez vraiment que j’ai que ça à foutre, moi ? Hein ? De vous entendre gémir toute la journée ? Moi, je me tue à être gentil, moi, à vous ménager, à vous montrer le verre à moitié plein et c’est comme ça que vous le prenez ? Et puis, estimez-vous heureux, encore ! Parce que j’aurais très bien pu vous envoyer un mail, comme tout le monde, mais non, je prends de mon temps, moi, pour vous convoquer ici, face à face, humainement, et vous trouvez encore le moyen de vous plaindre ? Mais vous vous foutez de qui là ? Non parce que moi, je m’en lave les mains, au final ! Et puis vous allez vite changer de ton, parce que je vais finir par vous faire virer, moi ! Desserre son col pour se donner de l’air et se calmer. Bon, vous m’avez très bien compris, commencez pas à jouer sur les mots !
Présente une boîte de mouchoirs à Michel d’un geste mécanique et agacé. Michel en prend un, puis le DRH repose sèchement la boîte. Il s’éloigne, mais remarque de coin de l’œil que Michel prend un autre mouchoir. Revient, hors de lui.
Oui, voilà, allez-y, vous gênez pas, surtout ! Faites comme chez vous ! Ponctue ses phrases en arrachant des mouchoirs de plus en plus vite, de plus en plus enragé. Prenez ça, Michel, et puis prenez encore ça, et puis prenez ça, et ça ! ALLEZ-Y, PRENEZ-MOI TOUT ! PRENEZ-MOI TOUT, MICHEL ! PRENEZ-MOI TOUT !
Se calme, pause, revient à la charge plus virulent que jamais, plein d’une colère froide.
Mais vous savez ce que c’est que votre problème, à vous ? Et à vous tous, hein, ouvriers, employés, syndiqués ! Vingt ans de métier, je commence à vous connaître, moi, et vous êtes bien tous les mêmes au fond ! Votre problème, à vous, c’est que vous êtes constamment dans la geignardise, constamment dans l’auto-apitoiement ! Mais ressaisissez-vous, nom de Dieu! C’est pas avec une mentalité comme ça que vous allez gravir les échelons, croyez-moi ! Ma petite revalorisation par-ci, mes petits congés par-là, non mais ça va, aussi ! On vous donne ça, vous en prenez toujours plus ! Mais est-ce que vous croyez qu’on m’en donne, moi, des congés ? Hein ? Est-ce que vous croyez que j’en demande seulement ? Bon, et puis tel que vous me voyez, je suis pas plus malheureux pour autant ! Alors… Bon, écoutez, soyez gentil, foutez-moi le camp d’ici. Appelez le suivant, aussi. Voilà, c’est ça, bon vent.
Une porte se referme. Il se rassied, essaie de se calmer.
Mais ils sont complètement cinglés, aujourd’hui, hein, complètement cinglés !
On toque, grand sourire.
Entrez ! Ah, salut Hervé, ça va ? La famille, les enfants ? Oui, voilà, super. Installe-toi, installe-toi, vas-y je t’en prie, fais comme chez toi. Bon, écoute, Hervé, depuis le temps que tu me connais, tu sais comment je fonctionne, hein ? Je vais pas tourner autour du pot. Pause, sourire. Hervé, est-ce que tu sais ce que c’est qu’une montgolfière ?