Encore un vieux texte, revu et corrigé. Enfin, vieux, tout dépend bien sûr du référentiel. Celui-là date de mai/juin 2019, écrit en plein été entre la foule compacte de Neude, les familles en promenade sur Oudegracht et le délicieux jardin de l’Universiteitsmuseum, où je me souviens encore de ce carrot cake et son verse munt thee. Je n’ai retrouvé le manuscrit qu’il y a un an à peu près, dans la poche droite de mon parka, là où je rangeais les feuilles de brouillon colorées vierges que je volais après les examens. Il était si bien plié que j’aurais pu le découper pour le vendre en puzzle quatre pièces. J’avais d’abord trouvé la première phrase du huitième paragraphe, encore aujourd’hui ma préférée, apparue un beau jour sur le parvis de l’école en voyant passer un élève de première année. Puis le titre et la fin, et tout le reste pour terminer. Il se trouve que ce texte a aussi pris la forme d’une expérimentation sur la musicalité, j’ignore si elle est réussie. En tout cas que mes vieilles connaissances n’hésitent pas à venir me saluer, le temps a certes passé mais je ne mords pas plus qu’avant.
Mai débute à peine, que les fleurs gazouillent et les oiseaux déjà rayonnent. C’est une douce renaissance qui emplit l’atmosphère et envahit les rues ; le Soleil éclatant chante son halo doré, irradiant le ciel immaculé dont l’azur descend sur les pavés. Il est temps enfin de crever les plafonds où stagnent encore les fantômes des jours tristes couchés avant la nuit. Ouvrons les fenêtres ! Changeons l’air saturé des songes diurnes ! J’avais justement pensé ce matin que voilà une journée idéale de promenade dans les allées. Peut-être enfin la foule serait-elle plus heureuse et les autos, moins énervées. Ravi à l’idée de revoir les maisons égayées, je sortis.
Qu’il y en avait, du monde, dans les rues ! Tous avions voulu sentir le printemps bourgeonner de plus près, ce qui me déçut tout à coup et le rendit plus fade à mes yeux. Non pas que la foule soit désagréable, non, mais elle est par ce temps-là trop bruyante, trop chaude, trop gluante, trop… Trop. Et puis, frayant parmi les visages étranges, soudain il apparut, illuminant l’ombre des inconnus. Un éclair, un seul, étincelle de souvenirs entre les yeux éteints. Il n’avait pas tellement changé, depuis le temps. Toute façon c’est pas lui, qui change un monde ; on reste bien tous les mêmes, au fond. Ce ne sont rien que les situations ; la contingence. Tout dépend si l’on se revoit avant trop de hasards ou non. N’empêche, ça fait une paye ! Combien, déjà ? Peu importe, trop, sans doute. Trop pour que l’on ait encore quelque chose à faire ensemble, trop pour seulement prendre la peine de s’y arrêter. Mieux vaut parfois ne pas compter. Je suis alors subjugué par une enseigne vive, le plus loin possible de lui. Ooh, elle n’est certainement pas belle, non, purement fonctionnelle. Mais elle m’a immédiatement attiré, c’est tout ce qu’on lui demande, n’est-ce pas ? Je m’apprêtais à en inspecter les moindres détails, sait-on jamais, où se cachent parfois les merveilles du monde ? lorsqu’il m’aperçut, accélérant brutalement. Je le sais, je le vois. Rien ne sert plus maintenant de détailler ma pancarte, pourtant je ne bouge pas. J’aurais pu courir, laisser tomber ma couverture, m’excuser avec un air gêné auprès des passants veules : « Je suis désolé, j’ai un besoin pressant. Merci ! Excusez-moi… » ou encore jouer la carte de la sincérité : « Le passé en a après moi, il faut absolument que je fuie, merci ! ». Mais l’enseigne, elle, n’aurait pas fonctionné, comme excuse. Ces veaux ne pensent pas à chercher partout la beauté donc ils ne comprennent qu’on s’y efforce. On a beau jeu se plaindre de la morosité quand on n’essaye même plus de la dépasser. On s’habitue par confort puis on râle de s’empâter… Mais déjà le voilà tout sourire, si ravi si gentil, ahanant, empressé. Les badauds nous cognent et nous collent, nous emportent et reviennent, nous malaxent et remixent, nous attachent et agrippent l’un à l’autre, son visage trop près du mien. Non, définitivement, non, c’est le même, c’est bien lui, les années n’ont même pas réussi à lui ôter ce rictus niais qu’il arbore, béat, si souvent. A quoi bon avoir des rides si c’est pour qu’elles ne servent pas ? J’imagine ne pas trop en avoir non plus. C’est donc sans doute flatteur de m’avoir reconnu… On se dédommage comme on peut des instants inutiles que j’anticipe déjà.
« Eh ! Ça fait un bail, dis-donc ! Ça va depuis le temps ?»
Oui, ça va, merci. Toi aussi. Je le sais. Il n’y a de coutume qu’une bonne réponse à cette simple question. Mais au fond, tu t’en fiches, n’est-ce pas ? On ne se connaît même plus ! Je suis même sûr que t’es pas certain de savoir mon nom ! C’est bien pratique de n’avoir qu’à prétendre qu’on s’est retrouvés à la récré. Même pas besoin de te justifier d’avoir tout effacé, jusqu’à mon existence ; ni même d’expliquer comment oublier l’amnésie pour satisfaire aux manières des gens polis. Je ne t’en veux pas, cela dit. Rien de plus normal. J’ai oublié le tien aussi. Mais puisqu’il nous faut parler, parlons ! Ne dérogeons pas à l’usage en nous matant comme deux ronds de flanc. Les badauds ne comprendraient pas. Ils nous dévisageraient d’un regard méchant, mécontents et jaloux du temps qui s’arrête pour nous au milieu de leur voie. Qui c’est, ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils foutent ? Peuvent pas se pousser ? Pourquoi ils parlent pas ? Nous emmerdent à servir à rien, là. Car c’est ce qu’ils font toujours quand ils ne comprennent pas. Déjà qu’ils ne nous aiment pas trop ces quidams, tous ces oisifs affairés, forcés que les voilà de nous contourner pour nous laisser vivre une enfance retrouvée. Alors quand même, on finit par se pousser gauchement, serrés tout contre une échoppe gaie.
Et c’est là, dans le bref silence qui escorte nos pas que tout remonte, tout en haut et ça déborde et coule à flots. Ça veut plus s’arrêter et je me retrouve trempé jusqu’à l’os dans la fontaine de Jouvence. Tu te souviens comment c’était ? Ah oui, hahaha ! Qu’est-ce qu’on avait rigolé ! Je sais même plus pourquoi, d’ailleurs. Le vent d’antan a aussi emporté tout ça et seules restent maintenant, accrochées, les images les plus vivaces et les pensées les plus fugaces de cette époque-là… Mais ça, tu te rappelles ? Haha oui, quelle histoire ! Ahlala, putain on se marrait bien, quand même, hein… Comme les deux doigts d’une main !
La preuve que non. Sinon, je me souviendrais pourquoi t’étais parti. Pour te dire, à l’époque je savais même pas. Tu vois, je m’en foutais déjà. Alors, essaie pas de me faire croire qu’on se connaît si bien que ça. Tu vas bien, c’est tout ce qui compte, j’en doutais pas, j’aurais oublié demain. Contente-toi de me demander ce que je fais maintenant, ça nous intéresse sûrement (sinon pourquoi tout le monde voudrait savoir ça ?) et on pourra chacun prétendre qu’on a autre chose à faire, ce qui n’est pas tout à fait faux ; et reprendre notre chemin, comme avant. On était pas potes au temps où l’on était assis côte à côte en français, tu sais ? C’est pas maintenant que ça va commencer. Et puis de toute façon, je t’ai toujours trouvé un peu idiot, pardonne-moi de penser ça de toi, les yeux dans les yeux mais voilà.
Merde alors, j’aime pas être comme ça, en plus. Et puis tu me fais un peu pitié, alors, forcément, ça fait mal d’être dur avec toi. Et puis, cela dit… Dans le fond… C’était quand même le bon temps. L’époque où rien encore ne comptait vraiment. Où les problèmes que l’on ne comprenait pas n’existaient pas ; ou étaient simplement facultatifs. Quand toute l’actualité brûlante ne tournait qu’autour des copains et des potins de récré. Toujours pressés, courant entre les leçons, le sport, les annivs, les jeux vidéo du soir, ceux du week-end, les sorties ; et on avait le temps. Tout le temps du monde, se traînant sur une horloge, entre deux sonneries ou sous la pluie. C’est vrai qu’entre les devoirs de maths et les mots dans le carnet on le savait pas, mais on était bien. Et plus jamais on le sera comme ça. Maintenant qu’il faut tout avoir en tête, même des problèmes que l’on ne comprend toujours pas mais dont on sait qu’on en est las. Maintenant qu’il n’y a plus de copains que des hypocrites, des courtisans ou une majorité de gens inintéressants. Tous des quidams, en somme, comme tous ceux-là. Alors merci quand même de m’avoir replongé là-dedans. Un instant disparu, hors du temps, où l’on redevient le petit bonhomme que l’on ne fut jamais. Non pas que je m’aigrisse en vieillissant (j’ai pas encore de rides, tu sais ?), mais tout ça finit par s’évanouir dans la nuit de l’éternité, jusqu’à paraître n’avoir jamais existé, sauf dans un rêve un peu naïf et embrumé. Parti aussi, comme ils le furent, comme vous le fûtes tous. Simple question de lucidité. De maturité. Dès que le reste du monde commence à compter, il assassine l’insouciance qu’on s’était forgé. Et c’est alors seulement qu’on prend conscience que c’est terminé. On n’a jamais assez profité, de toute façon mais ça on le sait que quand toutes les chances se sont écoulées.
Alors, parfois, je songe aux années perdues et ne puis m’empêcher de sourire et pleurer. Je me surprends toujours à remarquer dans la foule dense tous ces visages inconnus, jeunes, si jeunes qu’ils ne savent encore que l’on vieillit toujours. Et que bien vite on dépasse tout ça, hébété. Ou bien l’on reste planté là, terrifié. Mais à quoi bon s’agripper ? Pourquoi ne pas laisser filer les minutes, jours, heures et années ? On ne finit par bien apprécier l’instant, tout ça, qu’après le recul qu’ont les vieux sur cette innocence envolée. Et puis tant que l’on n’avance, on recule, mais le monde ne s’arrête pas, lui, il n’attend personne, dans sa course à l’abysse. Il vous laisse juste tomber, seulement un peu plus tôt, et puis faut pas non plus espérer compter sur les autres, trop empressés qu’ils sont tous sur leur chemin à eux. Et l’on pourra toujours alors ressasser les moments disparus, où l’on ignorait encore que l’on s’arrêterait si tôt et que toutes ces rêveries puériles n’auront que grignoté notre temps, pourtant si précieux. Et qu’elles auront seulement précipité la chute, par leur inatteignable espoir. Alors, non, il faut avancer, et avancer encore, sans craindre d’entrouvrir le rideau. Et ce, même si l’on n’aperçoit que des rides et l’ennui, loin, là-bas. Car il n’y a pas d’autre choix. C’est toujours mieux que d’arrêter de vivre, n’est-ce pas?
Alors, tout idiot que tu sois, ça m’a fait plaisir de te revoir encore une fois. Je suis content que tu ailles bien, moi aussi. Mais… La messe est dite, non ? Maintenant que t’as ébréché la carapace du temps, que comptes-tu en tirer ? Tout ça est mort, que tu le veuilles ou non. On ne ressuscite rien, ni personne en forçant des tombeaux. Ne vaudrait-il pas mieux que chacun reprenne sa route, son chemin, en s’efforçant de ne pas oublier ce que l’on fut ? C’est bien tout ce qu’il nous reste. Et quand bien même tu voudrais discuter, que peuvent bien se dire deux étrangers qui ne peuvent plus se parler ? Nos langues n’ont plus en commun que des sentiments vieillots et des images désuètes. Mais elles aussi resteront muettes.
Parce que les souvenirs sont comme les fleurs usées.
Fanés.