Les obsèques du lion

Le lion avait été bel homme. Et très respecté, sans aucun doute. Mais il était mort, maintenant. Pas une de ces morts sordides et sans panache comme on en voit tant aujourd’hui, non, une belle mort, belle et simple, simple dans sa noblesse et noble dans sa tranquillité, calme mais inflexible, juste à son image. On l’avait découvert au petit matin, sans vie mais sans peur, son épaisse crinière harmonieusement répartie sur l’oreiller.

La famille n’avait pas perdu son temps. Elle souhaitait, comme à son habitude, laver son linge rapidement, et discrètement, si possible. Plus vite les chemises sont propres, plus vite on retourne au travail, sans montrer qu’on s’était un instant arrêté. Ainsi, le corbillard avait été affrété dans la journée et les services funéraires ainsi qu’un prêtre, réquisitionnés.

On l’enterrerait le lendemain, dans le caveau familial, et toute cette histoire serait réglée.

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Le jour dit, tout le monde était présent, c’est-à-dire la famille plus ou moins proche. Tous étaient là, grands-oncles décrépis, légendaires mégères et gendres fringants mais au regard peu engageant. Le prêtre était là aussi, bien que mal à son aise ; sa robe lui tenait chaud et il eût préféré préparer la messe qu’offrir l’ultime onction à ce pécheur invétéré. Mais les temps sont durs pour tous et la famille paye si bien… Personne d’autre n’arrive. Parfait, nous allons pouvoir commencer. Le cercueil repose au fond du trou, sans fioriture, il eût fallu plus de temps. Le silence est pesant, dérangé seulement par le chant de quelque irrespectueux oiseau. Le prêtre inspira.

Difficile oraison funèbre… Comment voulez-vous trouver quoi que ce soit de positif sur cet homme ? Alors, forcément, le discours n’avait pas été objectif. Mais qui s’en souciait ? Qui écoutait seulement, sinon quelques gosses naïfs et impressionnables ? Les autres préféraient penser au festin qui les attendait ; et s’ils se murmuraient dans l’oreille, c’était pour discuter du partage de l’empire, non des qualités du défunt. Le pasteur savait que son travail se poursuivrait encore quelques temps : les gendres se battraient, la famille s’entre-tuerait et il faudrait en enterrer d’autres. Avec un bon salaire à la clé.

Aujourd’hui est une belle journée, mais qu’est-ce qu’il fait chaud ! Encore plus qu’au début. Toujours plus. Et puis, ça devient bruyant, aussi. Qu’est-ce qu’on entend ? Un moteur ? C’est une grosse voiture, alors. Non, deux moteurs. Trois ?

Les berlines filaient à tombeau ouvert. Devant le cimetière. Les vitres s’ouvrent. Des rafales d’armes automatiques. Les oiseaux se sont tus.

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La police arriva sans tarder, dans un concert de sirènes. Le commissaire était là, aussi, dans sa voiture de fonction rutilante. Quand il en descendit, l’armée de photographes déchaînait déjà le feu des obturateurs. Certains aidaient la police. D’autres voulaient juste faire le papier sensationnel du soir. Les gens aiment le sensationnel. Pourquoi se priver ? D’autres types, en blouse blanche, se chargeaient des scellés.

Une boucherie. Oui, c’est ça, une boucherie. Pas un rescapé. Du travail de pro. Pas très fin, mais propre. Toute la famille gisait là, certains sur l’allée, d’autres, négligents, sur les pelouses et d’autres encore, toujours pressés, au fond du trou. Il y avait un extra, aussi, un prêtre. Pas de chance. Il avait dû être bien payé, en plus. Quel gâchis…

Le commissaire s’arrêta devant le massacre. Ouais. Tous y étaient passés, même les gosses. Il y a vingt ans, les cadavres d’enfants l’auraient fait vomir. Mais maintenant, avec du recul, il voyait les choses différemment: qu’étaient ces corps, sinon de potentiels futurs ennuis déjà résolus ? Un règlement de compte, ça c’est sûr. En tout cas, le commissaire n’avait aucune envie d’y mettre les pieds. La devise de sa police aurait pu être :

« Famille active, police passive.

Famille partie, problèmes aussi. »

Après tout, les familles réglaient très bien leurs différends toutes seules. Nul besoin de la police. Regardez ça. C’était moche, certes, mais ça faisait toujours un gang de moins. Le commissaire préférait voir les choses ainsi. C’était rassurant. Voilà vingt ans que la police n’avait rien fait, ça n’allait pas commencer aujourd’hui ! Pourquoi ouvrir une enquête et risquer de rompre le marché tacite, si douloureusement acquis, entre les gangs et les forces de l’ordre ?

Le commissaire retourna tranquillement vers sa voiture. Qu’elle était belle ! Il en était fier. Il se rappela alors que c’est le lion qui la lui avait offerte, pour le remercier de ne jamais ouvrir d’enquête. Comme quoi, le destin, parfois, …

En se réinstallant sur son siège, il se dit qu’il fallait voir le bon côté des choses : au moins, on n’avait pas fermé le caveau.

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Après la traditionnelle valse des indics, le commissaire savait où retrouver les bouchers. Ils se terraient dans un immeuble ancien, un de ces vestiges qui avaient eu l’élégance de rester classieux en dépit de le crasse accumulée au cours des années. Le commissaire s’y rendit accompagné de son unique bras droit de confiance, on n’est jamais trop prudent. On ne sait jamais avec ces gens-là ; mais d’un autre côté, certains agents de la paix ont une tendance à l’excès de zèle qui eût fait risquer l’effondrement du royaume qu’il avait mis si longtemps à constituer.

Il ne s’était pas fait annoncer. Quel intérêt ? Il fallait être insensé pour ne pas le connaître. Ni le redouter. C’est avec une certaine déférence teintée de méfiance qu’ils furent introduits au maître des lieux. Un sinistre individu, comme beaucoup d’autres, caché sous le masque de la douce somnolence qui accompagne les bons repas. Très difficile à mater, aussi. Mais on trouvait toujours un terrains d’entente. En bon partenaires d’affaires, les deux hommes s’appréciaient.

Après les mondanités et banalités habituelles, le commissaire attaqua. Ils y étaient allés un peu fort, cette fois ! Une famille entière, pensez donc ! Les fragiles urbains avaient été choqués autant qu’on avait réveillé leur fièvre du sang : il leur fallait maintenant de l’action, des aventures sensationnelles et des interpellations ! Tout ça coûterait très cher aux bouchers. Alors, le commissaire se mit à parler longuement de sa vieille maison nécessitant réparations, des véhicules usagés de sa brigade et de commerces lucratifs en centre-ville. Naturellement, l’autre tenta de négocier, ignorant sans doute qu’il n’y a pas de pourparlers avec le roi. Ses doléances sont autant d’ordres et sa volonté est implacable. Il en profita pour asséner le coup de grâce. Se pourrait-il que la mission de la paix ait conduit certains à aider le lion à mourir dignement ? Serait-ce possible que ces personnes considèrent qu’un paiement leur est dû ?

Jeu, set et match.

Le commissaire sorti déçu. Non pas d’avoir menti, car c’était souvent nécessaire, mais d’avoir encore vaincu. Quel jouissance y a-t-il à gouverner quand chacun se prosterne ? A régner sans combattre, on dirige sans gloire. Ni plaisir. Au moins s’arrangeait-il toujours pour que les familles se déciment entre elles. Il y avait des meurtres, oui, mais chacun pacifiait un peu plus la situation. Espérait-il que ce point de vue soulage sa conscience pour la postérité ?

En remontant en voiture, il repensa au lion. Son premier ennemi, et le plus digne. Ah, il avait fallu se battre, le travailler au corps, le bougre ! Mais il l’avait soumis. Ça, c’était une victoire et le lion, un homme, un vrai ! Sa mort l’attristait. Il avait perdu un criminel d’envergure, certes, mais aussi et surtout un compagnon de toujours et, secrètement, un ami.

Pour les gosses au tombeau, il faudrait sortir les violons mais on se féliciterait de la mort du lion.

En rentrant au bureau, le commissaire passa devant le cimetière. Tiens, ils ont fermé le caveau …

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