Je l’observe depuis tout à l’heure. Il poireaute là, sur son coin de trottoir, heureux entre deux primeurs. Il contrôle surtout l’un des points clés d’entrée/sortie de la petite place, captant ainsi le flux du marché, bondé tôt ce samedi matin. Mais ce n’est pas un flâneur ; il n’a pas non plus de ragoût à préparer. Il est en mission sacrée pour la démocratie: il est le maillon essentiel, la brique fondamentale du processus républicain. Il doit faire gagner son candidat. Ou sa candidate, d’ailleurs, je ne distingue pas les tracts d’ici. J’ai vu à l’autre entrée un militant du président sortant, lui qui n’a toujours pas honte après cinq ans. Je l’ai entendu déplorer bien hypocritement l’absence d’une gauche solide à l’élection. Alors qu’ils se félicitent au fond d’avoir autant de voix en moins à siphonner… Je préfère passer mon chemin sans avoir à leur adresser la parole, c’est mauvais pour mon aigreur chronique. Je me demande d’ailleurs si mes deux champions du marché crèchent à la même paroisse: un seul camp a-t-il pris en otage les pauvres chalands jetant leurs fins de mois dans l’amalgame des stands, ou les ennemis de toujours ont-ils découpé cette place innocente en territoires et sections stratégiques ? Se sont-ils battus jusqu’au premier sang pour le côté Soleil / côté ombre, côté tram / côté métro ? Ou ont-ils suivis un accord de principe séculaire ?
“Je milite pour la gauche sur le Nord-Est du marché, comme mon père avant moi et son père avant lui. Nous avons un code d’honneur: jamais, au grand jamais, je le jure sur la mémoire de Jaurès, nous n’avons marché sur le Nord-Ouest, bastion abandonné aux bourgeois, capitalistes et affameurs.”
En tout cas, je l’observe et il sourit. Il brandit ses feuillets bleu-blanc-rouge, simplement content d’être là. Content de se réveiller à quatre heures pour faire le guet toute la matinée. Il y croit encore et interpelle chaque passant mais ne reçoit qu’un succès mitigé pour son dévouement. Eux n’y croient plus ; les gens s’en fichent. Ils ont faim. Ou ils sont épuisés d’entendre les mêmes salades à longueur de journée. Alors la plupart passent leur chemin, refusant en silence d’un geste de la main. Et puis il y a les lâches ; je les vois. Ils ne souhaitent ni discuter, ni l’assumer. Ils prennent un tract le regard fuyant et s’enfuient aussi vite, sans lever un oeil, sans se demander quel candidat on leur vantait. Plus rares encore sont les belliqueux. Ils ont repéré leur cible de loin et s’approchent sournoisement, l’air de rien ; mais ralentissent tout de même à proximité, pour s’assurer qu’on leur parle. Ce sont des mercenaires passionnés. Ils travaillent sans but, sans prime, sans solde, sans filet mais sifflotent sur le sentier du combat. L’adrénaline monte, l’arène va s’ouvrir: c’est leur moment. Ils n’attendent qu’un mot avec fébrilité: “Bonjour…”. Ils se lancent alors, véhéments, dans la contre-argumentation. C’est un duel à mort, lutte civilisationnelle pied à pied ; bataille de chiffres, de sophismes, de clichés, de délusion, de semi-vérités. Et puis ces irréconciliables frères ennemis finissent par se quitter. Le temps passe et tous deux ont mieux à faire que forcer un ignorant à entendre raison. Alors oui, parfois tout se passe mieux et se termine en sourires, mais entre fantassins de demi-bonne foi et butés, toujours irréconciliés.
La matinée touchant à sa fin, tous le militants se rassemblent pour écouler leurs dernières forces avant d’aller manger. Ainsi, oui, ils sont bien tous dans le même camp. Peut-être y a-t-il un planning prévisionnel ?
“Je ne milite pour la droite que le premier samedi du mois, comme mon père, le père de mon père…”
Ou peut-être le marché appartient-il simplement à ceux qui se lèvent tôt. Les élections aussi sont batailles de polochons. Mais la fatigue se fait sentir et, mis à part le surexcité bouillant qui sautille à chaque passant, les bras se lèvent moins haut, les distributions sont moins vives et l’énergie s’en ressent. Alors le petit groupe finit par s’en aller, pendant qu’un acheteur jette fièrement à la poubelle le dernier tract de la journée.
Tu as une écriture très fine et très drôle, et un regard aiguisé ! Un plaisir de te lire, comme toujours. 🙂
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