J’avais prévenu. Vous vous trouvez sur un terrain d’expérimentation. Voilà un texte non terminé, à l’image de son sujet. Une version de travail, pour ainsi dire. Je pourrais sans doute aller plus loin mais le principal est déjà là. Ce texte est conçu comme une trilogie: l’introduction d’un ensemble d’histoires, le milieu et la conclusion. Voilà l’introduction.
Le vieil homme s’abîmait dans les profondeurs de cette éternité sans âge. Il se prenait souvent à contempler cette noirceur absolue, tentant d’y retrouver les souvenirs emmêlés que sa jeunesse y avait jetés. Hier encore, tout était déjà ainsi, mais son goût changeait sans cesse. Le vieil homme était moins vieux, alors, de n’avoir pas tant pensé. Il avait toujours mûri, bien sûr, selon le cours normal de l’immobilité ; et gagné d’autant en sagesse que sa vue avait baissé. Il avait dilapidé son temps, sans compter l’éternité, à attendre, fouillant sans répit l’obscurité, en quête du moindre signe qui le fît patienter. Bien entendu, il n’avait jamais rien trouvé, sauf la monnaie de sa pièce: une myopie sévère, qui n’irait jamais en s’arrangeant. Mais il avait au moins compris que rien ne sert de piaffer. Chaque instant finirait tôt ou tard par arriver.
Que cherchait-il, au juste ? Lui-même ne le sut sans doute jamais vraiment. N’importe quoi, en fait, le moindre événement qui put le convaincre que les âges passaient. C’est qu’on s’ennuierait presque, ici. L’infini n’était pas assez grand, dans le fond, pour dissimuler encore ses recoins. Surtout quand tout se ressemble tellement. Il avait scruté chaque parcelle, lui semblait-il, de cet océan de nuit, sans jamais trouver quoi que ce soit qui ne fut identique. Que des petits volumes de noir intense, parfait, à la forme changeante, indéfinie, dégoulinants de néant sur leurs voisins toujours ajustés. Et en même temps, qu’espérer d’autre ? Comment s’imaginer autre chose que cette solitude glacée? Le vieil homme — car il était déjà usé, alors, bien qu’encore à l’aube de sa vie — ne voyait pas tout à fait sa situation ainsi, bien sûr. Jamais il ne songea qu’il était seul ; pas plus qu’il ne pensa qu’il aurait pu ne pas l’être. Il eût fallu, pour ça, qu’il prît conscience de qui il était, d’où il venait. Mais quel besoin de savoir d’où l’on vient quand on a toujours vécu là ? C’est absurde, bien sûr, et ce genre de question ne se pose pas.
Quoique à bien y réfléchir, le vieil homme ne pouvait se rappeler d’une époque sans myopie. Ce n’était pourtant pas faute d’efforts. Il avait inlassablement sondé l’espace et retracé son voyage à la recherche du fil de ses pensées ; en vain. Il se sentait tourner en rond. Alors que c’est impossible ! Parce qu’il le savait, ça, que le cours de son esprit avait changé.
C’était sûr ! Certain !
Et s’il ne devait y avoir qu’une unique certitude,
la voilà. Il avait beaucoup vu, et
beaucoup réfléchi, et beaucoup
mûri depuis
le temps,
depuis…
Depuis
quand ?

Le vieil homme
s’abîmait dans les
profondeurs de cette
éternité sans âge. Il se prenait souvent à contempler cette noirceur absolue, tentant d’y retrouver les souvenirs emmêlés que sa jeunesse y avait jetés. Hier encore, tout était déjà ainsi mais son goût changeait sans cesse. Le vieil homme était moins vieux, alors, de n’avoir pas tant pensé. Il avait toujours mûri, bien sûr, selon le cours normal de l’immobilité; et gagné d’autant en sagesse que sa vue avait baissé. Il n’était pas vieux parce que quelque chose avait passé, mais parce qu’il l’avait toujours été. Sa jeunesse remontait à un temps si lointain qu’il n’avait jamais existé. Et pourtant, bien sûr, il était éternellement né, avait éternellement été jeune et s’éteindrait pendant l’éternité. Il était venu au monde avec tout le reste: jamais. Et, depuis, à l’image du vide, immobile et muet, il n’avait cessé d’avancer. Il tournait en rond, bien sûr, mais sur un cercle si grand qu’il en devenait une spirale éternelle dont il avait atteint le bord extérieur depuis longtemps. À chaque tour, le rayon s’élargissait, machinal, sans y prêter attention.
La première étape fut de s’affranchir du langage. Il en avait bien vite épuisé toutes les combinaisons et s’ennuyait de ne plus pouvoir penser à autre chose qu’à du réchauffé. Alors il laissa l’esprit prendre l’avantage pour vagabonder. Les idées se mirent bientôt à couler de source, sans frein, cédant sans cesse leur place à d’autres. Il essayait parfois, pour s’amuser, de les transcrire et enrichissait la langue avec plus ou moins de succès, se retrouvant souvent frustré de ses limites ridicules.
C’est ainsi qu’un jour, depuis l’éternité, il comprit la spirale. Et s’aperçut alors qu’il avançait. Ça n’était pas une grande découverte en soi, car il l’avait toujours su. Mais personne n’a jamais rien découvert, au fond, seulement ouvert les yeux sur ce qui était évident. Le vieillard eut le sentiment confus que tout mouvait avec lui. Et que quelque chose bouillonnait, partout autour. Quelque chose qui avait toujours pris forme et n’avait cessé d’évoluer. Quelque chose qui était là, tapi dans le noir sans en être. Quelque chose qui attendait son heure. Et tout ça se dilatait, remplissant l’infini depuis l’éternité, sans parvenir à émerger de son propre chaos invisible et silencieux. C’est alors que le flash survint.